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ABOUT
Je m’appelle Capucine. J’ai dix-neuf ans, et je pars à l’aventure.
Avant de partir à l’aventure, on peut faire plusieurs trucs. Un : acheter un chapeau à calotte plate, façon Indiana Jones. Deux : prier pour que ça se passe bien. Moi j’ai pas une tête à chapeau, et si je prie j’ai peur de m’endormir. Heureusement, il y a une option numéro trois : écrire.
Il y a deux ans, j’ai ouvert un blog pour raconter ma dernière année de lycée dans le Delaware. Le jour de la remise des diplômes, j’ai posé ma plume. J’avais tout dit. On ne peut pas écrire quand on a tout dit.
Cette année, je vais me balader dans des rues que je n’avais jamais empruntées, avaler des aliments que je n’avais jamais mangés et répéter des mots que je n’avais jamais prononcés. Un petit oiseau m’a dit qu’il était temps d’épousseter ma plume.
Bref. N’ayant pas une tête à chapeau, je ressors mon blog du tiroir et j’époussette ma plume.
Tu es sur le blog de Puce. ようこそ !
Panique pas. Ça veut dire bienvenue.
-1 –
VIVRE, TOUT DE SUITE
Pinky Swear – Vendredi 12 août
Je suis dans les nuages.
Sous mes pieds, c’est l’océan Pacifique. Au-dessus de ma tête, l’espace. Certains diraient qu’ils se sentent minuscules, moi je me sens énorme. J’ai trop mangé avant de partir.
Derrière mon siège, un enfant avec des lunettes comme des loupes vient de me poser une question fondamentale.
« T’es une fée? »
Amusée par sa chemise boutonnée jusqu’en haut et ses cheveux en brosse comme on n’en voit que dans les films des années 90, j’ai chuchoté une réponse appropriée.
« Bah ouais. Mais je suis ici incognito, tu le dis à personne, hein ? »
« C’est quoi, inco-machin ? »
« Incognito. Ça veut dire que c’est un secret. »
Le sourire jusqu’aux oreilles, il m’a tendu son petit doigt. J’ai avancé le mien, et on les a entrelacés pour un pinky swear. Il paraît qu’à l’origine, ce geste d’enfant chez moi aux États-Unis signifiait dans un autre pays, au Japon, que la personne brisant sa promesse devait se couper le petit doigt. C’est pas excessif du tout.
À côté de moi, une fille vient de s’endormir. Tout à l’heure, elle a posé sa tête contre mon épaule et j’ai arrangé quelques mèches sur son front. Ses cheveux sont blond clair, lisses, un peu en vrac, asymétriques sur l’avant, courts mais pas trop, juste assez longs pour que je puisse y cacher mes petites mains. J’aime cacher mes mains sur le corps de ma copine. Parfois c’est dans ses cheveux, parfois sous son tee-shirt, parfois dans son pantalon. Souvent, elle sursaute.
« C’est pas ma faute, je dis alors. C’est mes mains, elles ont trop envie. »
Pour se venger, elle a une fâcheuse tendance à me mordiller le nez à des moments improbables. Certains couples s’offrent des fleurs et marchent sur la plage au coucher du soleil, nous on se mordille le nez et on se glisse des mains-surprises dans le pantalon.
La première fois que j’ai vu Aiden, c’était dans un bus. On allait au lycée, le jour de notre rentrée de dernière année. Son pantalon et ses dreadlocks blond décoloré de l’époque avaient attiré mon attention. Quelques jours plus tard, on s’est parlé. Quelques semaines plus tard, on est devenues copines. Quelques mois plus tard, on est devenues amies. Et puis l’amitié est devenue une boîte trop petite pour ranger mes sentiments. J’ai paniqué. C’était la première fois que j’avais ce problème de rangement avec une fille. Coup de bol, Aiden aussi trouvait la boîte trop petite. Alors après quelques mois d’hyper-amitié, on s’est embrassées à Philadelphie un soir de printemps, et on a agrandi la boîte.
Depuis, plein de choses sont arrivées. On a reçu nos diplômes et dit au revoir au lycée. On a passé l’été à philosopher sur les plages du Delaware avec nos amis, et puis on est parties étudier à New York, Aiden dans une école à Brooklyn pour devenir illustratrice, et moi à Manhattan pour apprendre l’anthropologie et le journalisme à l’Université de Columbia.
Au lycée, certains disaient que ça ne durerait pas. Aujourd’hui, ça fait un an, quatre mois et trente jours qu’on est ensemble. Je n’étais jamais restée aussi longtemps avec quelqu’un avant. Mon oncle français pense qu’il ne faut pas « en faire un fromage ».
« Tu es trop jeune, il m’a dit une fois. Tu ne peux pas savoir si c’est sérieux. »
J’ai haussé les épaules. C’est mon truc, ça, hausser les épaules. J’aime bien. Ça dit quelque chose, mais ça ne dit pas tout. C’est une réponse qui laisse de la place.
Au fait, tu te demandes peut-être ce qu’Aiden et moi on fabrique dans les nuages. On est en route pour le Japon. Bah oui. C’est pour ça que je t’ai parlé des petits doigts qui s’entrelacent.
Tu remarqueras, j’ai décidé de te tutoyer. Avant on se disait vous, mais j’estime qu’on a fait du chemin. J’espère que ça ne te gêne pas.
Pour comprendre pourquoi on se trouve dans un engin métallique à plus de neuf kilomètres au-dessus du sol, il faut remonter à un soir d’hiver, il y a six mois.
On était dans l’appartement d’Aiden à Brooklyn, sur un canapé fait en tresses de jacinthe d’eau. La tête sur mes genoux, Aiden dessinait des créatures rigolotes sur mes notes de cours pendant que je gribouillais le plan d’un article pour La Gazette du Hérisson, un petit journal caustique créé avec quelques copains à Columbia. Un flyer qui traînait parmi mes notes a attiré l’attention d’Aiden.
Ce petit bout de papier rose faisait la promotion des échanges internationaux. On y insistait sur l’importance de découvrir d’autres cultures pendant ces années de « quête de soi-même ». Je n’avais pas fait attention. Je vais être honnête, je suis plus souvent en quête de chocolat qu’en quête de moi-même.
Sur un ton hybride, mi-sérieux mi-blagueur, Aiden a proposé qu’on fasse notre deuxième année de fac à Tokyo. Elle est fascinée par le Japon depuis qu’elle est petite. Elle m’en avait souvent parlé, elle projetait d’y passer une année après ses études. Appelle ça le destin, la chance, ou bien le talent de nos anges gardiens architectes de vie, mais parmi les échanges proposés à la fois par ma fac et par l’école d’Aiden, il y avait Tokyo.
Elle n’imaginait pas à quel point ça résonnerait en moi. Une aventure à deux, se construire des souvenirs, faire ce que les autres ne font pas ? Yes, please. On a dix- neuf ans, on a fait une college prep, normalement on suit un chemin qui est tracé devant nous et la vie se passe sans trop de surprises. Mais moi je voulais un chemin pas tracé. Arrêter de dire que la vie est courte et commencer à vivre comme tel. Ne pas attendre la fin de la fac, le début d’une carrière, un mariage ou des enfants pour avoir l’impression d’accomplir quelque chose. Vivre, tout de suite.
Je me suis dit que faire ça sur une autre planète, avec ma personne préférée, ça aurait de l’allure. Et puis, mon film favori est Lost in Translation, et on peut dire ce qu’on veut, mais un film favori, ça compte pour quelque chose dans une vie.
Quand on a expliqué l’idée à nos parents, il y a eu des sourcils froncés, des fronts ridés et un gros paquet de questions, mais après quelques négociations bien menées, ils ont fini par accepter. La quête de soi-même a fait forte impression.
Alors on s’est toutes les deux inscrites pour partir, presque incrédules, convaincues que quelque chose finirait par faire capoter notre projet fou. Une sorte de grain de sable. Mais nos anges gardiens architectes de vie devaient veiller au grain, parce que nous voilà bien six mois plus tard, en route pour une aventure à Tokyo.
Notre but ? Vivre, tout de suite.
Maybe No – Samedi 13 août
Ça commence bien.
J’adore cette phrase. C’est beau, des mots qui signifient l’inverse de ce qu’ils disent.
Quand j’avais six ans, j’ai tanné mes parents pendant des mois pour faire du cheval. Un samedi après-midi, ils ont fini par m’emmener faire du poney. Dès la première minute de la leçon, je suis tombée sur les fesses.
« Ça commence bien », mon père a dit.
J’ai pleuré. D’abord parce que j’avais mal aux fesses, et ensuite parce que je me disais que si mon père considérait vraiment que c’était un bon début, ce qui m’attendait devait être vachement moins marrant que je ne l’avais imaginé. J’étais trop jeune pour comprendre le sarcasme à la française.
Afin d’éviter tout malentendu de ce genre, il vaudrait mieux que je trouve une autre façon de commencer ce post :
Notre aventure a débuté depuis moins de vingt-quatre heures, et c’est déjà la gadouille.
Après avoir récupéré nos bagages à l’aéroport de Haneda, Aiden et moi on est parties chacune de notre côté. Aiden devait rejoindre Asakusa, un quartier où se trouvent son école et sa résidence, et moi je devais attraper un métro pour me rendre à ma nouvelle université dans l’arrondissement de Shinjuku. Un administrateur de Columbia m’avait demandé d’y aller pour récupérer les clés d’une chambre sur le campus.
Je suis arrivée à la station ves huit heures. Je ne suis pas très forte en maths, mais je suis à peu près sûre qu’à huit heures à Tokyo, il y a trop de Japonais et pas assez de rames de métro. Tu sais, quand tu fais tes bagages et que tu as trop de trucs, alors tu sautes à pieds joints sur la valise pour réussir à la fermer ? Les Japonais font ça aussi, mais avec le métro. Ils s’entassent comme tu ne peux même pas imaginer qu’ils s’entassent. Et ça n’a pas l’air de les déranger. J’ai vu un homme avec le visage écrasé contre une vitre, sa priorité n’était pas de hurler, c’était de continuer à lire l’écran de son téléphone.
Avec mes deux valises géantes et mon sac à dos de rando presque aussi grand que moi, impossible de m’immiscer là-dedans. J’ai dû attendre une heure pour monter à bord d’un wagon moins bondé.
Lorsque le bout de mon nez est enfin arrivé dehors, j’ai été surprise par la chaleur étouffante et l’humidité dans l’air. Très vite, un sourire s’est dessiné sur mes lèvres. J’aurais dû m’y attendre, mais les gens avaient tous une tête de Japonais ! Et puis les voitures roulaient à gauche, et je ne comprenais rien aux enseignes des magasins accumulées à la verticale et écrites avec ce qui aurait aussi bien pu être des symboles extraterrestres. L’air aussi était différent. C’était toujours la planète Terre, mais on ne respirait pas pareil.
J’ai attaché mes cheveux et je me suis mise en route comme un dromadaire dans un désert, les yeux plissés sous le soleil éclatant, des gouttes de sueur perlant déjà sur mon front hâlé, mon téléphone coincé entre deux doigts pour suivre mon GPS jusqu’à l’université.
Il faut que tu saches que je suis née sans sens de l’orientation. Je distingue la droite de la gauche, mais c’est à peu près tout. Avant de quitter les États-Unis, j’ai enregistré tous les endroits importants de ma future vie sur le GPS de mon téléphone. C’est comme ça que j’ai survécu pendant un an à New York. Et encore, à New York, les rues avaient des noms. À Tokyo, j’ai lu qu’elles n’en ont presque jamais. Sans mon GPS dans cette ville, j’ai une probabilité de 100 % de devenir un personnage tragi-comique.
Après m’être perdue deux fois, je suis enfin arrivée à ma nouvelle fac, la langue pendue, les bras et le dos traumatisés. Le sourire avait quitté mes lèvres.
Une secrétaire boulotte avec des cheveux courts et des sourcils dessinés au crayon m’a accueillie en me bombardant de mots avec des shi et des ka. Quand elle a vu que je ne comprenais rien, elle a appelé un collègue qui parlait un peu anglais. Je dis « un peu » pour être polie, mais la vérité c’est qu’il parlait anglais comme je joue de la cornemuse.
Premier indice que cette situation allait mal se terminer : il avait l’air surpris de me voir. Deuxième indice : il a regardé l’écran de son ordinateur, tapé sur son clavier, et dit un truc à la femme aux sourcils dessinés, qui a secoué la tête. J’étais bien inscrite à la fac, mais Columbia ne les avait pas prévenus que j’avais aussi besoin d’une chambre. Aussi tard en été, ils n’en avaient plus aucune de disponible.
« Hmm… maybe no. »
C’est bizarre de dire ça. C’est oui, c’est non, c’est peut- être, mais on ne peut pas en mettre deux ensemble. En français je ne sais pas, mais en anglais personne ne dit ça, ce serait comme de dire qu’on est presque enceinte, ou un peu décédé.
Je lui ai répondu :
« Maybe no… maybe yes ? »
« Maybe no. »
« Écoutez, monsieur. Je viens de passer quinze heures dans un avion à proximité d’un groupe de Chinois qui n’arrêtaient pas de hurler. L’un d’eux s’est coupé les ongles de pied devant tout le monde. Je suis restée une éternité dans votre métro au ratio gens/wagon déraisonnable et je me suis perdue avec mes trois bagages sous votre soleil bien excessif. J’apprécierais fortement que vous trouviez une solution pour que je ne dorme pas sous un pont, car d’ailleurs je ne sais pas où sont les ponts par ici, d’avance merci. »
Évidemment, j’ai pas dit ça du tout. Au lieu de libérer cette merveilleuse tirade, j’ai soupiré, j’ai regardé l’homme, la femme aux sourcils dessinés, et puis j’ai re-soupiré. Si tu te demandes pourquoi j’ai rien dit, c’est dur à expliquer, faudrait que tu rencontres la femme aux sourcils dessinés. Il y avait dans ses yeux une sorte de fatalité, une lueur de c’est-comme-ça qui m’a paru infranchissable.
Me voilà donc à Tokyo, crevée, trempée de sueur, sans domicile, sans pont, et sans même la possibilité d’appeler Columbia pour résoudre le problème, parce qu’à New York c’était la nuit, et l’espèce d’idiot de sac à crottes qui avait oublié de me réserver une chambre était probablement en train de ronfler à côté de sa femme, qui à tous les coups n’a aucune idée qu’elle est mariée à un idiot de sac à crottes.
Heureusement, de son côté, Aiden était bien arrivée dans sa chambre. Grâce à la magie du wi-fi , j’ai pu lui raconter mon calvaire. Et Aiden a fait du Aiden. Si tu connais pas, faire du Aiden, ça consiste à transformer un mauvais moment en un bon moment. C’est sa spécialité.
« Viens me rejoindre, elle a dit. Tu peux dormir ici jusqu’à ce qu’on trouve une solution. »
« Je croyais que t’avais pas le droit de recevoir des gens ? »
« On le dira à personne. »
« On prétendra que je suis une fugitive ? Tu me recueillerais après m’avoir vue dissimulée derrière les poubelles d’un restaurant dans une ruelle sombre, je serais sale et apeurée, tu me ramènerais chez toi, on tomberait amoureuses et faudrait faire super gaffe à pas se faire voir sinon je retournerais en prison et on serait séparées pour toujours et ça serait hyper tragique. »
« Hey, c’est exactement ce que j’allais te proposer. »
J’ai pouffé, et j’ai raccroché en souriant.
Il m’a fallu presque trois quarts d’heure pour atteindre Asakusa. En arrivant dehors, après avoir monté une cinquantaine de marches avec mes trois bagages, à bout de souffle et dégoulinante, j’ai serré les dents en remarquant qu’un ascenseur aurait pu m’éviter le supplice.
Je suis passée devant des tireurs de pousse-pousse. Ils étaient tous jeunes, bronzés, musclés, enjoués, et ils interpellaient les touristes avec enthousiasme pour leur proposer une visite guidée.
Comme ma journée avait décidé d’être gadouille jusqu’au bout, la batterie de mon téléphone m’a lâchée. Une petite lumière en moi s’est éteinte en même temps que mon GPS.
Désespérée, je me suis collée à la vitrine d’un restaurant derrière laquelle il y avait des reproductions en cire de leurs plats. J’ai jeté mon sac à dos par terre et je me suis assise sur l’une de mes valises, réfléchissant à une solution pour retrouver Aiden sans téléphone. J’étais sale et apeurée. Manquait plus que la police japonaise à mes trousses, et mon fantasme de fugitive prenait vie.
Alors, j’ai entendu une voix.
Un jeune tireur de pousse-pousse avec une barbichette se tenait devant moi. Il avait la peau mate, comme la mienne, et des cheveux noirs qui tombaient devant ses yeux. La barbichette était aussi éparse et moche que les cheveux étaient épais et beaux. Quand il a vu que j’étais occidentale, il m’a demandé si tout allait bien dans un anglais encore plus approximatif que celui du collègue de la femme aux sourcils dessinés.
Gênée d’être avachie sur ma valise, je me suis relevée et j’ai essayé de lui expliquer la situation. J’ai parlé lentement. J’ai prononcé plusieurs fois le nom de l’école d’Aiden. Il a jeté un coup d’œil rapide à mes bagages avant de se tourner vers ses collègues et de leur crier quelque chose en japonais. L’un d’eux, petit et trapu, s’est approché. Il s’est incliné devant moi, puis il a attrapé mes bagages et les a chargés dans son pousse-pousse. Barbichette m’a invitée à monter à bord du sien.
Dix minutes, plus tard, ils m’ont déposée devant la résidence d’Aiden.
Après avoir déchargé mes bagages, Petit-Trapu s’est incliné de nouveau. Il a dit quelque chose en japonais et il est parti. J’ai demandé à Barbichette combien je lui devais. Il a secoué la tête en souriant.
« No. Gift. Gift for you. Welcome Tokyo. Tokyo good. You like. »
J’ai insisté mais il s’est incliné, et lui aussi a dit quelque chose en japonais.
« Thank you so much », j’ai répondu en m’inclinant maladroitement.
Et Barbichette est reparti en trottinant devant son pousse-pousse.
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