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ABOUT
Si vous lisez ces lignes, vous êtes tombé sur mon blog.
C’est un drôle de mot, blog. Si mon grand-père s’était demandé ce que ça veut dire, il se serait mouillé le doigt et aurait tourné les pages de son épais dictionnaire. Moi, j’ai tapé le mot sur Google. C’est ça, le progrès. On n’a plus besoin de se mouiller le doigt.
D’après Google, un blog est une sorte de journal de bord dans lequel on raconte des choses et on exprime des points de vue. Un journal de bord, c’est plutôt pour les marins. Disons que le navire, c’est ma vie, et que j’en suis la capitaine.
Je m’appelle Capucine, mais on m’appelle Puce. C’est parce que Capucine, c’est le nom d’une plante herbacée, et moi je ne suis pas une plante herbacée. Je suis une Homo sapiens femelle de dix-sept ans, avec la peau mate et un accent de Montpellier.
Enfin, l’accent, c’est quand je parle français. Je vis aux États-Unis depuis que j’ai trois ans. Mon père m’a appris sa langue maternelle. Du coup je parle comme lui. Il paraît que c’est mignon. Je ne sais pas.
Dans ce blog, je vais évoquer ma vie, mais aussi la vie. Parce que ce qui compte quand on navigue, ce n’est pas le bateau. C’est l’océan, l’équipage, et les étoiles au-dessus de nos têtes.
J’ai décidé d’écrire en français, comme ça mes copains resteront loin de ce blog, et moi je pourrai parler d’eux sans me retrouver avec un procès aux fesses. Enfin, le français c’est magni que, mais ça ne marche pas à tous les coups, figurez-vous. Mon père dit qu’il faut appeler un chat un chat. Ce qu’on va faire, c’est que j’utiliserai un peu d’anglais, et puis on appellera un cat un cat. J’espère que vous n’êtes pas allergique.
Bref. Vous êtes sur le blog de Puce. Larguez les amarres !
FIRST SEMESTER
Small Wonder – Jeudi 14 août
J’habite dans l’État du Delaware. Pour les petits malins qui préfèrent gribouiller plutôt qu’écouter en cours de géographie, c’est un État minuscule coincé entre le New Jersey, la Pennsylvanie et le Maryland.
La plupart de mes copains maudissent leurs parents de s’être installés ici. Faut dire, c’est pas très glamour. L’ambiance est molle, et il n’y a rien qui nous distingue vraiment des autres. Il y a des endroits, dans le Kentucky ou en Louisiane, quand on les voit on sait qu’on est là-bas. J’ai l’impression qu’ici, il n’y a pas d’endroits qui n’existent pas déjà ailleurs.
Sur les pancartes de bienvenue, le Delaware a deux surnoms. D’abord, The First State, parce que c’est le premier des treize États d’origine à avoir ratifié la Constitution. Les jeunes de mon âge s’en fichent, mais les anciens en sont fiers. Et puis Small Wonder, la Petite Merveille. Alors là, je vois deux possibilités. Soit c’est d’une profonde ironie, soit c’est une blague cynique entre investisseurs parce que c’est un paradis fiscal.
Quand on est jeune et qu’on se destine à une vie exaltante, on dit à qui veut l’entendre qu’on ne fera pas de vieux os ici. Mais faut pas exagérer. On ne peut pas se plaindre de vivre dans le Delaware quand il y a des endroits qui s’appellent Gaza, Soudan ou Corée du Nord.
J’écris, j’écris, mais j’ai une pile de livres à lire pour mes devoirs d’été, et elle n’est pas loin d’arriver au plafond. C’est bien beau de bloguer, mais si je veux finir ma vie ailleurs que dans la Petite Merveille, je ferais bien de m’y mettre.
Senior – Mercredi 20 août
Au lycée, on n’est pas tous égaux. Il y a une hiérarchie à respecter.
Tout en bas, vous avez les freshmen. Ils ont quatorze ans, ils sortent du collège, la plupart sont timides et impressionnables.
Un cran au-dessus, il y a les sophomores. Ça fait un an qu’ils sont là, alors ils commencent à piger et à se détendre. Un peu plus haut, vous avez les juniors. C’est l’année où beaucoup commencent à boire et à coucher ensemble, du coup ils se détendent encore plus ! Ils seraient les rois de l’école, s’il n’y avait pas les seniors.
Quand j’étais freshman, les seniors me paraissaient immenses. Leur assurance m’impressionnait. Les filles avaient de la poitrine, les garçons de la barbe. Ils se baladaient les clés à la main, parce que eux pouvaient conduire. Quelques couples étaient célèbres. On entendait parler de fêtes épiques auxquelles on n’était pas invités. Le président des élèves était un senior. En gros, l’école leur appartenait.
Ça me fait drôle de repenser à ça, parce que c’est mon tour. Cette année, je serai tout en haut de la chaîne alimentaire. Être senior, ça va être un peu comme si on était des ours bruns. On sera des prédateurs alpha, on mangera beaucoup, on sera léthargiques pendant l’hiver, et puis on verra souvent deux mâles se battre pour une femelle.
La rentrée n’est que dans cinq jours, mais aujourd’hui, je suis retournée à l’école pour la journée d’intégration des freshmen.
Au début, c’était bizarre. Avec les copains, on se regardait en souriant. On était fiers. On connaît le campus comme notre poche, on sait où sont les fêtes, on conduit… J’ai même de la poitrine ! On était un peu nostalgiques, aussi. Parce que pour les freshmen, c’était le premier jour, mais pour nous, c’était le début de la fin.
On a formé une haie d’honneur dans la rue qui mène au lycée. On a sifflé, applaudi, brandi des pancartes, et crié des encouragements pour les nouveaux. J’ai vu beaucoup de sourires surpris derrière les pare-brise. Autant les enfants que leurs parents, d’ailleurs. Ils devaient se dire qu’ils avaient fait le bon choix, qu’ils allaient payer vingt-cinq mille dollars par an, certes, mais pour quelque chose de spécial.
Parmi les activités de la matinée, chaque freshman a dû écrire une lettre à son soi futur. Décrire son état d’esprit, ses espoirs, ses aspirations. Les profs ne rendront les lettres aux freshmen qu’à la fin de leur année de senior, dans quatre ans. C’est une manière de visiter le passé sans s’encombrer d’une machine à voyager dans le temps. Personnellement, j’ai complètement oublié ce que je me suis écrit, mais je me rappelle avoir jeté un œil furtif à la lettre de mon voisin, Nick Xu. Il espérait « ne jamais tomber dans le piège de l’alcool ». Je veux être là pour voir sa tête quand il la relira à la fin de l’année parce que depuis, Nick est devenu l’organisateur de fêtes le plus populaire du lycée.
Après ça, les freshmen ont reçu un MacBook chacun, et ils ont pu assister à un sketch qu’on avait préparé pour eux. Mon ami Vaneck a fait sensation avec une imitation hilarante du shérif de l’école, Mr Klupalosczki.
Ensuite, chaque nouveau s’est vu attribuer un senior buddy, une sorte de guide qui devra l’aider tout au long de l’année. Ma freshman est minuscule, on dirait qu’elle sort de l’école primaire. Quand je l’ai vue avec son petit cartable rose et ses cheveux frisés, j’ai eu envie de la prendre dans mes bras. Je me suis souvenue à quel point j’étais perdue le jour de ma rentrée, alors je lui ai fait visiter.
Notre campus ressemble à celui d’une université, en plus petit. Au centre, il y a le quad, une grande étendue d’herbe avec une fontaine au milieu et des bancs un peu partout. Quand il fait beau, on y déjeune, on joue au frisbee, ou on s’allonge dans l’herbe. C’est le cœur du campus, avec plusieurs allées qui en partent comme des veines pour mener aux différents organes : la cafétéria, le bâtiment des sciences, le bâtiment des arts, le bâtiment des lettres (avec la grande bibliothèque et l’auditorium où ont lieu les messes, les assemblées et les pièces de théâtre), le petit gymnase, le grand gymnase et le manoir (une sorte de petit château avec quelques salles de classe, la petite bibliothèque, et des tunnels souterrains mystérieux). Un peu plus loin, derrière le manoir, il y a les terrains de soccer (votre football à vous), de football (celui de chez nous), de baseball, de lacrosse, de hockey sur gazon, et puis des courts de tennis et une piste de course.
Pour éviter des ennuis à ma freshman, je lui ai dit les choses à faire absolument (les devoirs de Mr Crinky), et les choses à ne surtout pas faire (regarder l’horloge et soupirer pendant la classe de Mrs Snippet).
Elle n’a pas beaucoup parlé. Elle a surtout hoché la tête. Quand je lui ai demandé si elle avait des questions, elle a voulu savoir si j’avais un petit ami. Elle a eu l’air déçue quand je lui ai dit non. Plus déçue que moi, en tout cas.
Je vais m’arrêter là, parce que j’ai rendez-vous avec mon livre d’histoire. Ô joie !
Feline Obesity – Vendredi 22 août
Lundi, c’est la rentrée. En attendant les réjouissances, je vais vous présenter ma famille.
Ma mère s’appelle Alana (« euh-lèye-na »). Elle est née dans le Kentucky, alors elle a un petit accent du Sud qui fait sourire. Elle a étudié la littérature française à Vanderbilt, une grande université du Tennessee. Elle a vécu en France, où elle a rencontré mon père, et puis quelques années plus tard, ils sont revenus aux États-Unis et elle est devenue prof de français dans mon lycée.
D’ailleurs, c’est pour ça que c’est mon lycée. L’inscription est gratuite pour les enfants des profs. Sinon, mes parents n’auraient jamais pu payer les frais de scolarité. Comme on dit ici, l’argent ne pousse pas dans les arbres.
J’ai souvent envie de lever la main en l’air et d’envoyer un high five à mon père pour le féliciter d’avoir séduit ma mère, parce que entre nous, elle est out of his league. Elle est très belle, et lui il est… très marrant. Vous me direz, c’est déjà pas mal. Ma mère a des yeux verts terribles, dont évidemment je n’ai pas hérité (j’ai les yeux marron complètement nuls de mon père). Mes copains disent qu’elle ressemble à Emily Blunt.
Mon père a du charme, mais il est moins impressionnant. Il est grand, mince, il a la peau mate, et il s’enferme dans la salle de bains toutes les trois semaines avec une tondeuse parce qu’il perd ses cheveux sur le dessus du crâne. Il s’appelle Antoine. Mes grands-parents adoraient Antoine de Saint-Exupéry. J’ai reçu Le Petit Prince en cadeau quand j’avais sept ans, et depuis c’est mon livre préféré.
Mon père aurait adoré être clown, jongleur ou acrobate, mais quand il avait mon âge ses parents n’ont pas voulu le laisser entrer à l’école de cirque (il leur en veut toujours). Son métier aujourd’hui, c’est auteur culinaire. Il passe ses journées à la maison à essayer des recettes et à les écrire. Ça tombe bien, parce que j’adore manger. Papa a un côté insouciant, enfantin, qui fait que je suis très proche de lui. Si je dois me disputer avec quelqu’un, ce sera plutôt avec ma mère.
À la maison, c’est ce que j’appelle un bordel linguistique de grande envergure. Ça change tout le temps. Parfois, mon père parle en anglais, ma mère répond en français et moi je suis paumée. Ça m’est même arrivé de commencer une phrase en français et de la terminer en anglais. C’est un peu ridiculous !
Je cherche sans cesse à enrichir mon vocabulaire en français. Je lis tous les livres qui me tombent sous la main, et dès que je vais aux toilettes, je fais des mots croisés (j’en rapporte toujours un gros paquet de nos vacances en France). Si vous ne connaissez pas le plaisir de faire des mots croisés aux toilettes, essayez, votre vie va changer (ça marche aussi avec le sudoku, mais on apprend moins de choses).
L’été dernier, pendant nos vacances en France, mon oncle m’a dit que je ne parlais pas comme les jeunes de mon âge. Je crois que c’est parce que je n’ai jamais vécu là-bas, du coup je ne connais pas tous leurs mots. Et puis quand vous parlez deux langues, parfois il y en a une qui « pollue » l’autre dans votre esprit. Une fois, mon père a rigolé parce que j’ai dit que j’avais mis mon pied dans ma bouche. En anglais on dit ça, mais en français on met les pieds dans le plat. Conclusion : ne vous inquiétez pas pour ma santé mentale si parfois j’écris des trucs bizarres, c’est juste un peu de pollution.
Mes parents sont cool. Je n’ai rien à leur reprocher, à part peut-être de m’avoir donné un nom de fleur. Il faut savoir que quand on m’appelle Puce, mes parents le prononcent bien parce qu’ils parlent français, mais comme le son « u » n’existe pas en anglais, la plupart de mes amis m’appellent « Pouce ». Résultat des courses, quand je n’ai pas un nom de plante ou un nom de bestiole qui gratte, j’ai un nom de doigt.
Les derniers membres de la famille sont notre chien, Hercule, et notre chat, Sacrebleu. Hercule est un pinscher, il est tout petit. Il a dix-sept ans, comme moi ! Il est immortel. Son truc préféré, c’est de faire des petits pets sournois pendant qu’il dort sur un coussin dans le salon et de faire l’innocent quand il se réveille. Sacrebleu est trois fois plus gros. Son truc préféré, c’est de manger, comme moi.
Les voisins ont adopté un chat le mois dernier. On leur a demandé si c’était un chat nain, mais ils ont eu l’air surpris. Je pense qu’il est possible que Sacrebleu ait un problème de poids.
Fantastic Four – Lundi 25 août
Après deux mois et demi d’anarchie vestimentaire, j’ai eu du mal à enfiler mon uniforme, ce matin : le polo blanc avec l’emblème du lycée, la jupe à carreaux bleue et verte, les chaussettes courtes, et les chaussures bourgeoises. Mon père dit que vous appelez ça des chaussures « bateau ». Il semblait sûr de lui, mais je tiens à préciser que c’est pour aller à l’école, pas pour faire du bateau.
Même si on s’en plaint souvent, l’uniforme a ses avantages. Par exemple, ça m’évite d’avoir à me prendre le champignon tous les matins sur ce que je vais porter. Et puis, vu la taille des garde-robes des autres filles, je ne pourrais pas rivaliser, alors ça m’arrange qu’on soit toutes pareilles.
La plupart du temps, je vais au lycée avec ma mère. ( Je dois avoir fait un truc abominable dans une vie antérieure, parce que contrairement à tous mes copains, je n’ai pas le droit d’avoir une voiture à moi.) Ce matin, elle devait partir en avance pour faire des photocopies, du coup j’ai pris le bus, parce que le sommeil, c’est sacré. Je ne sais pas pour vous, mais quand mon réveil sonne, si le diable arrivait et m’offrait dix minutes de sommeil en plus contre la vie de mon père ou de ma mère, je pense que ça me ferait réfléchir. Je ne dis pas que je dirais oui, mais je ne dirais pas non avant d’avoir pesé le pour et le contre.
Les bus scolaires sont jaunes. En cours d’histoire l’année dernière, j’ai appris que le jaune a souvent été symbole d’infamie. Judas a été représenté avec une robe jaune par un peintre italien, on barbouillait de jaune le portail des traîtres en France, les prostituées dans l’Empire russe devaient posséder un passeport jaune, et les nazis ont forcé les Juifs à porter une étoile jaune pendant la guerre. Peut-être qu’on considère ceux qui nous amènent à l’école comme des traîtres ? Je sais qu’en France, le jaune c’est la couleur de la Poste. Ils apportent les mauvaises nouvelles, les scélérats !
À quelques sièges de moi, il y avait une fille de mon âge qui portait l’uniforme de mon lycée, mais que je ne connaissais pas. On est environ quatre cents. À part les freshmen en début d’année, on se connaît tous. Ça voulait dire que cette fille était une transfer, qu’elle arrivait d’une autre école.
Je l’ai remarquée tout de suite, parce qu’elle a des cheveux comme on n’en voit jamais. Ce sont des dreadlocks blond décoloré, qui s’arrêtent en haut de sa nuque. C’est très joli. Elle portait des lunettes en plastique noir, et elle lisait un livre, mais d’où j’étais, je n’arrivais pas à voir ce que c’était. J’aime savoir ce que lisent les gens, parce que si c’est un livre génial dont je n’ai jamais entendu parler, ça me ferait mal de le louper.
Au-delà de ses cheveux, le truc le plus remarquable chez cette fille, c’était le fait qu’elle portait un pantalon. On a le droit de le faire, mais les filles choisissent presque toujours de porter une jupe. Certaines n’aiment pas s’habiller comme les garçons, d’autres trouvent la jupe plus confortable. Même l’hiver, quand il y a dix centimètres de neige, on préfère avoir froid en jupe que chaud en pantalon.
Après être descendue du bus, j’ai retrouvé mes amis à la cafétéria. L’année dernière, on avait pris l’habitude d’y aller avant les cours pour partager un café à l’occasion de ce qu’on avait baptisé en rigolant le « FPC » (Forever Pals Club, le Club des Amis pour Toujours).
Au lycée, c’est comme en prison : on fonctionne par cliques. Il y a les Populaires, dont l’existence contredit l’idée qu’on est tous égaux ; les Artistes, qu’on reconnaît aux restes de glaise ou de peinture sur les doigts ; les Athlètes, qui adorent courir même quand il n’y a pas urgence ; les Hipsters, en quête constante du look ultime ; ou encore les Nerds, qui préfèrent ce qui n’est pas de notre monde et qui s’il y a un incendie chez eux sauvent leurs devoirs en premier.
Mes amis et moi, on n’appartient à aucune catégorie. On est à mi-chemin entre les Nerds et les Populaires. On fait des soirées vidéo et plateau télé, mais on va à des fêtes aussi. On fait nos devoirs, mais ça nous arrive de nous planter aux exams. On n’est pas les plus populaires, mais on connaît tout le monde. On ne passe pas notre temps à coucher les uns avec les autres, mais on peut parler de sexe sans rougir.
Quand je suis arrivée à la cafétéria, Sara était déjà là. C’est ma meilleure amie. Je l’adore, parce que je peux tout lui dire. Et elle écoute vraiment. Ce n’est pas si fréquent. Vous avez remarqué que beaucoup de gens ont un taux d’attention qui chute après trois secondes ? J’ai l’impression qu’il faut se dépêcher pour dire quelque chose à quelqu’un. Pour moi, un ami, c’est quelqu’un avec qui on peut prendre son temps.
Je me demande souvent si c’est le visage de Sara qui est trop petit ou ses lunettes qui sont trop grandes. En tout cas elle est marrante, parce qu’elle est toujours en train de les remonter. On éprouve une sorte de jalousie mutuelle. Elle voudrait avoir ma peau mate, et moi ses cheveux tout raides et tout blonds.
Sara est naïve et touchante, souvent sans le faire exprès. En deuxième année, elle avait lancé à notre prof de maths qu’il était necrophiliac (nécrophile) alors qu’elle voulait dire narcissistic (narcissique). Quand elle a dit ça j’étais en train de boire de l’eau, j’ai tellement rigolé que je l’ai recrachée par le nez.
Ce matin, elle était en colère. Elle venait de recevoir un point parce que sa jupe ne descendait pas jusqu’aux genoux (recevoir un point, c’est une punition pour avoir commis une infraction). Elle a dit qu’elle était « la victime injuste du système judiciaire véreux d’une école d’hypocrites ».
Se faire avoir pour une jupe trop courte, c’est notre épée de Damoclès toute l’année, mais la plupart des profs ne disent rien, surtout les hommes, parce qu’ils ont peur qu’on leur demande pourquoi ils regardent nos cuisses. Mais là, manque de chance, Sara est entrée dans le bâtiment des lettres par-derrière, près du bureau du Klup, qui cherchait un senior à se mettre sous la dent pour fêter la rentrée.
Le Klup, c’est Mr Klupalosczki, le responsable de la discipline. L’orthographe de son nom est à l’image de la façon dont il nous traite. Quel intérêt de mettre un s, un c, et un z ensemble, à part pour emm… le monde ? Son prénom, c’est Robert. Certains élèves l’appellent Bob, mais seulement quand il n’est pas là.
Comme Sara avait envoyé un texto à Vaneck pour lui raconter sa mésaventure, il est arrivé avec des beignets de chez Dunkin’ Donuts pour lui remonter le moral. Moi, je n’avais pas de moral à remonter, mais j’en ai mangé quand même.
Vaneck est un garçon extra. C’est la force tranquille du groupe. Il est grand, noir, et mince comme une allumette. Avec son long cou, il me fait penser à un diplodocus. C’est la personne la plus gentille que j’aie rencontrée dans ma vie. Il est aussi sympa avec les Nerds qu’avec les Populaires, toujours là pour rendre service, et toujours de bonne humeur. Au lycée, tout le monde l’adore. D’ailleurs, il est élu président de classe tous les ans. Il a été président des freshmen, des sophomores, des juniors, et cette année, il est carrément président des élèves (président de tout le monde, quoi). Sans lui, on serait des nobodies, mais comme il fait partie de notre groupe alors qu’il aurait pu choisir n’importe lequel, ça nous donne une certaine légitimité.
Soupe est arrivé juste avant la sonnerie. En vrai il s’appelle Eric, mais on l’appelle Soupe depuis qu’on est freshmen. Je vous raconterai pourquoi un autre jour.
Soupe, c’est le vrai bon copain. Tu ne vas pas forcément lui dire tous tes secrets, mais s’il te voit malheureuse pendant une fête, il va arrêter de danser et venir te réconforter. C’est un nounours. D’ailleurs, il ressemble à un nounours. Il a la tête ronde, il n’est pas très grand, et un peu enrobé. Il a des cheveux raides châtains qui lui tombent dans les yeux. Il a toujours trop de clés sur son trousseau, on dirait un gardien de prison. Il connaît Vaneck depuis l’école primaire. Il est plus proche de lui, et moi je suis plus proche de Sara.
Comme Soupe est arrivé tard, on n’a pas eu le temps pour le FPC, mais on s’est donné rendez-vous au déjeuner. On était contents de se retrouver. On ne se voit pas trop pendant l’été, sauf quand on va camper dans des festivals, ou pour aller au cinéma une fois de temps en temps.
Avant d’aller en classe, Soupe a dit qu’il avait réfléchi, et que notre groupe devrait s’appeler « Fantastic Four ». Sara et moi on s’est regardées, et on lui a dit que c’était nul.
« C’est vous qui êtes nulles », il a répondu.
College Prep – Mardi 26 août
C’est la fin d’après-midi. Mon MacBook est ouvert sur la table de la cuisine, à côté de mon goûter : un bol de lait d’amande, un paquet de cookies, et un pot de beurre de cacahuète. Ma mère est encore au lycée, et mon père est parti faire des courses, parce que ce soir au menu, c’est verrines de pêches au thon déstructurées et bavarois de courgettes mentholé. Yummy ! Hercule dort dans son panier, et Sacrebleu est à l’affût pour intercepter d’éventuelles miettes.
Il faut que je commence mes devoirs, et ça me donne envie de pleurer. Quand j’ai ouvert mon ordinateur, c’était pour lire le chapitre deux de mon livre d’économie en ligne, intitulé « Les modèles économiques : échanges et commerce ». Mais j’ai vite bifurqué vers mon blog, et ça, ça ne s’appelle plus goûter, ça s’appelle procrastiner. Pour ceux qui ne sont pas fortiches en mots croisés, ça veut dire remettre à plus tard. C’est ma spécialité. Non, plus que ça, pour moi c’est un art de vivre. Ce serait intéressant d’analyser le problème et d’essayer de comprendre pourquoi je remets toujours tout à plus tard. Mais je ferai ça un autre jour.
Mon lycée n’est pas tout à fait un lycée comme les autres. C’est une college prep, une école privée qui prépare aux universités. Chaque semestre, on doit choisir sept matières. Une matière normale, c’est trente minutes de devoirs par soir. Une matière honors, c’est quarante- cinq minutes. Une matière AP, c’est une heure.
Ce semestre, je prends AP Biology, AP Literature, Honors Spanish 4, Honors Physics, Economics, World History et Moral Theology. Ça me fait cinq heures de devoirs par soir en moyenne, sans compter les profs les plus dingues qui nous en donnent plus pour satisfaire leurs tendances sadiques.
Les profs sont des terroriseurs professionnels. Ils adorent envahir nos vies et y semer la panique à coup d’évaluations. Ils ont tout un arsenal.
D’abord, les quizzes. C’est comme des petites bombes qu’ils lâchent sur nos têtes de temps en temps. Chaque fois il faut réviser, et comme on a sept matières, un soir sans révisions arrive aussi souvent qu’un épisode de Game of Thrones sans nudité.
Ensuite, il y a les attaques surprises nommées pop quizzes. C’est la blitzkrieg : on hurle, on supplie, et il y a toujours des victimes innocentes (genre moi quand j’avais oublié le câble d’alimentation de mon MacBook la veille et que je n’avais pas pu relire mes notes à la maison).
Et puis il y a les armes de destruction massive : les tests, trois fois plus longs et pénibles que les quizzes, les midterms, de gros examens pendant toute une semaine après les vacances de Noël, et les finals, la même chose juste avant l’été.
On finit l’école tous les jours à 14 h 30, mais ensuite on fait du sport pendant deux heures. On n’est pas chez nous avant 17 ou 18 heures, alors le temps d’escalader la montagne de devoirs et de révisions, forcément on se couche tard, et le matin on ressemble plus à des zombies qu’à des lycéens.
Je pense que c’est à cause de toute cette pression qu’il y a autant de fêtes le week-end. J’ai vu certains élèves craquer, faire des crises de nerfs à cause de la charge de travail. Tout le monde a besoin d’une soupape.
Pour définir le rapport qu’on a avec notre école, il y a deux trucs à savoir. Numéro un, on passe notre temps à la maudire et à la critiquer. Numéro deux, on l’adore.
Quand je suis arrivée il y a trois ans, je me suis tout de suite sentie chez moi. Aujourd’hui, je ne peux plus aller du bâtiment des arts au bâtiment des lettres sans dire bonjour à trente personnes que je connais sur le chemin. Quand l’une de nos équipes joue un match important, il y a toujours au moins la moitié du lycée qui y va pour l’encourager, même si c’est à deux heures de route. En hiver, on se retrouve tous dans les gradins, on partage des couvertures et on chante des chansons à la gloire de notre école. Contrairement à beaucoup de lycées, il n’y a pas de bagarres ici, et très peu de bullying.
Le bullying, c’est le harcèlement d’un élève, généralement par un abruti ou par un groupe d’abrutis. Il y en a plein dans les écoles publiques. Ici, ça n’arrive presque jamais. La plupart des gens ont un bon fond, même si les filles peuvent être assez cruelles entre elles. Soupe pense que c’est dommage parce que selon lui, les bullies préparent les gens au vrai monde et les obligent à s’endurcir. Quand il a dit ça je lui ai donné une claque, pour voir si ça l’endurcissait.
Comme la plupart des college preps, mon lycée est un microcosme bourgeois et élitiste. Ici, les élèves font tout ensemble : ils font la fête ensemble, ils partent en vacances ensemble, ils fument des joints ensemble, ils font du sport ensemble, et ils couchent ensemble. On a plusieurs profs qui étaient à l’école ici, et même la directrice est une ancienne de la maison.
Il y a trois catégories d’élèves : ceux qui sont riches et gâtés, ceux qui sont riches mais que leurs parents forcent à travailler le week-end pour se payer leur essence et leurs billets de concerts, et ceux qui ne sont pas riches. Sara et Soupe font partie de la première catégorie, Vaneck de la deuxième. Je fais partie de la troisième catégorie. La seule façon d’étudier ici dans ce cas-là, à part d’être l’enfant d’un prof qui y travaille, comme moi, c’est d’avoir reçu une bourse au mérite en ayant obtenu des résultats exceptionnels au collège.
Je me demande à quelle catégorie appartient la fille au pantalon qui était dans le bus hier matin. J’ai deux classes avec elle, AP Bio et World History, mais je ne lui ai pas encore parlé. Tout ce que je sais, c’est qu’elle s’appelle Aiden. C’est plutôt un nom de garçon, mais il paraît qu’elle vient de Californie, et là-bas ils ont plein de hippies qui ne font jamais rien comme tout le monde.
Aujourd’hui, elle a déjeuné avec des Populaires, mais elle n’avait pas l’air à l’aise. Je suis sûre qu’elles l’ont invitée pour frimer parce qu’elle est nouvelle et qu’elle a un super look, et elle n’a pas dû oser refuser.
C’est Sara qui m’a dit qu’elle venait de Californie. Sara sait toujours tout avant tout le monde. J’ai l’impression qu’elle a des oreilles à rallonge, comme dans Harry Potter.
Sara et moi, on est des Potterheads. On a lu tous les livres de la série huit fois. Ce n’est pas la peine d’essayer de nous coller, parce qu’on sait tout. Quand on se fait des promesses, on jure sur la tête d’un personnage de la série, et on doit dire son nom en entier avec les deux prénoms et tout, sinon ça ne marche pas. C’est juste entre Sara et moi, parce que Vaneck, il serait capable de confondre un épouvantard avec un détraqueur, et Soupe, c’est un tel Moldu, je ne serais pas surprise s’il pense que Dumbledore est une marque de slips.
Allez, j’arrête de procrastiner, je lis mon livre d’économie.
Dès que j’aurai sorti le chien.
Two Changs – Mercredi 27 août
Hier soir, mon père a mis la touche finale à son dernier livre de recettes. Ce matin, il était de bonne humeur et il a cuisiné un petit déjeuner d’anthologie : œufs brouillés, bacon grillé, pancakes, pain perdu, et ses fameuses bananes au chocolat fondu dont il a le secret (qu’il ne veut pas révéler mais que je percerai un jour, aussi vrai que je m’appelle Puce).
Mon père exprime ses émotions en cuisinant. S’il se sent bien, il prépare un petit déjeuner américain. S’il est déprimé, il va plutôt chercher à retrouver les souvenirs de son enfance, alors il se lève tôt pour préparer des croissants, des baguettes, des madeleines… Il n’achète rien, il fait tout lui-même. Mes amis adorent ça. Quand je sens que mon père est contrarié le soir, je leur envoie un texto pour leur dire de venir prendre le petit déjeuner avec nous le lendemain matin.
Il y a des gens qui ne mangent pas par plaisir, mais par simple besoin. Pour eux, manger c’est comme se brosser les dents. Je ne suis pas comme ça. Je me perds plus facilement dans un pot de Nutella que dans les yeux d’un garçon. Ma gourmandise me vaut quelques kilos en trop, mais je n’en fais pas une obsession. Je suis comme tout le monde, j’aimerais bien avoir un corps parfait, le problème c’est que ce qu’on exige de moi en échange, c’est que je surveille tout ce que je mange et que je fasse du sport tout le temps. En gros, que j’aie une vie horrible.
Sara dit qu’on est tous des chocolats, et que moi, je suis enrobée d’une ne couche de caramel. Si je suis en bikini et que je dégringole du toit d’un immeuble, je pense qu’on peut me rattraper en crochant dans le caramel. Chose qu’on ne pourrait pas faire avec Grace Quinn (la reine des Populaires), parce qu’elle n’a que la peau sur les os. C’est bien beau de se contenter d’une feuille de laitue et d’un peu de carottes râpées au déjeuner, mais si c’est pour ne pas survivre à une chute du toit en bikini, est-ce que ça vaut vraiment le coup ?
En plus du petit déjeuner royal, ma mère m’a laissée choisir la musique dans la voiture, j’ai reçu un A pour mon premier quiz d’économie, j’ai appris qu’un garçon m’aimait bien, et on a regardé un film pendant le cours de religion. Le glaçage sur le gâteau, c’est quand j’ai appris que James serait mon binôme en lab de biologie cette année.
James Chang est un Nerd, et un vrai petit génie. Il a étudié la physique quantique et la programmation sans l’aide de personne, il a appris le japonais juste pour pouvoir lire des mangas, et il est aussi président du club de robotique (il conçoit des robots qui se battent en duel, répondent au téléphone, et même certains qui donnent à manger au chien).
Il est chinois, petit, fin, avec des cheveux noirs qui font toujours un épi derrière, comme s’il venait de se réveiller. Après les cours, il fait du tennis. Il a essayé la lutte une fois, mais Soupe l’a martyrisé. Le lendemain, il avait des bleus partout. Quand le Klup a vu ses bras, il lui a demandé si tout se passait bien à la maison. James lui a dit qu’il faisait de la lutte, et le Klup lui a répondu qu’il n’était pas assez costaud pour faire de la lutte, jeune homme.
La plupart du temps, James est déconnecté du monde qui l’entoure. Au début, je me demandais s’il avait un problème, mais en fait, c’est juste qu’il est souvent fatigué. Il fait tellement de trucs qu’il ne dort pas beaucoup. Du coup, parfois il roupille en classe. Notre prof de maths en première année l’a surnommé Sleepy. C’est le nom du nain qui dort tout le temps dans Blanche-Neige.
James et moi, on a un rapport privilégié. Il parle chinois à la maison comme moi je parle français, alors on s’identifie un peu l’un à l’autre. Un jour, il m’a raconté que quand il va en Chine pour les vacances et que les Chinois entendent son accent, ils le traitent de « banane ». Jaune à l’extérieur, blanc à l’intérieur.
Inutile de dire qu’en biologie, il assure. Souvent, la prof lui donne des trucs en plus à faire parce qu’il finit tout trop vite. Quand elle a annoncé les groupes de cette année, j’étais partagée. D’un côté, j’avais peur d’être un boulet pour James, mais de l’autre, je savais que c’était la garantie d’avoir des A dans tous mes labs. Je suis nulle en labs. Je casse des becs verseurs, j’oublie d’éteindre le feu, et je panique quand je vois tout le monde écrire des trucs alors que je n’ai pas encore compris ce qu’il fallait faire.
Aujourd’hui, on a commencé à étudier le comportement des drosophiles. Enfin, ça c’est le nom que leur donne la prof. Le reste du monde appelle ça des mouches à fruits.
On a commencé par aller s’asseoir à côté de notre binôme. Quand je suis arrivée près de James, il était en train de parler en chinois avec Naomi. Elle s’appelle Chang, comme lui, et comme elle est chinoise aussi, les profs qui ne les connaissent pas en début d’année leur demandent toujours s’ils sont frère et sœur. Ça les agace. Ils se connaissent depuis qu’ils ont trois ans, alors parfois on a vraiment l’impression qu’ils sont frère et sœur. Ils se disputent souvent. Ils se réconcilient toujours.
Naomi est l’équivalent féminin de James, en plus froide. La plupart des gens au lycée la trouvent hautaine et méprisante. Je pense que c’est parce qu’elle n’a jamais rien d’autre que des A et qu’elle est très compétitive. C’est la seule vraie amie de James. Ils parlent toujours en chinois, comme si c’était leur code secret.
Ils étaient en train de parler de chimie (je ne parle pas chinois, mais Naomi a gribouillé une formule, et James a secoué la tête et pointé la formule du doigt comme s’il n’était pas d’accord). Je me suis assise à côté de lui. J’ai croisé le regard d’Aiden, qui est le nouveau binôme de Naomi et qui venait de s’installer à côté d’elle. On s’est souri. Elle aussi, ça l’amusait d’entendre James et Naomi se disputer en chinois.
Avec James, on a identifié le sexe de nos mouches à la forme de leur abdomen, et ensuite, il a fallu les compter. On a dû se mettre par équipe de quatre, et diviser notre chambre à mouches en quatre compartiments pour que chacun se concentre sur une partie. On a fait équipe avec Aiden et Naomi.
Aiden a une odeur particulière. Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est très agréable. J’avais envie de m’approcher pour la sentir de plus près, mais comme a priori je ne suis pas un chien, je me suis retenue.
On a relevé la tête au même moment, et on a attendu en silence que Naomi et James finissent de compter leurs mouches. Ensuite, Naomi a tenu à préciser qu’elle avait fini après nous uniquement parce qu’elle avait plus de mouches à compter. J’ai regardé Aiden, et j’ai vu une lueur dans ses yeux. Je parie que j’avais la même dans les miens. C’est parce qu’un sourire ne peut pas mourir. Quand on le retient pour ne pas froisser quelqu’un, il remonte et se transforme en une lueur dans les yeux.
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